ARTICLE n°1

"Le cas Carrefour"

Longtemps, je me suis usé les yeux et la cervelle à essayer de comprendre la rationalité du logotype des magasins Carrefour. Bien qu’étant un adepte indéfectible de leur pochon en plastique pour garnir ma poubelle ou éplucher les patates, j’évitais autant que faire se peut de contempler le logo qui y était imprimé. Et, lorsque, mon instinct atavique de survie me suggérait d’aller pousser un caddie dans les allées de ces vastes centres commerciaux, je ne pouvais m’empêcher de détourner la tête au passage de l’immense néon de l’enseigne. Mais aujourd’hui, j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui dénotait une certaine forme d’intelligence, là où je ne voyais qu’un logotype raté, composé de deux flèches incohérentes. Ces deux flèches, qui se dirigeaient dans deux directions contraires, reniaient en effet toutes les lois du bon design. La gauche de couleur rouge regardait vers le passé, tandis que la bleue, en raison de sa forme incongrue de hallebarde moyen-âgeuse, s’avançait vers la droite et un avenir probablement dangereux et incertain.
Un jour, un jour qui pour moi équivaut en intensité à ce que le stade du miroir peut représenter pour un nourrisson de dix-huit mois, la vérité m’apparût. Tous les morceaux épars furent rassemblés : je vis l’unité de l’image en lieu et place du morcellement de ce petit monde graphique. Il y avait là, coincé entre ces deux flèches, dans le blanc du plastique ou le vide des néons, un immense C à la gloire de la chaîne conquérante, commerciale et internationale. À cette époque, j’en conclus que ce croquis était une double-image, qui, à la manière du
Vase de Rubin montrant une coupe puis deux profils, affichait alternativement deux flèches et un C. Maintenant, je sais que nous avons là une figure fictive, ratée mais fictive quand même, puisque nous devons continuer par nos propres moyens les contours du grand C incomplet. Demandez autour de vous, vous comprendrez bien vite que je ne suis pas le seul à ne pas avoir perçu la forme illusoire qui aurait dû s’imposer à moi (aujourd’hui encore, je suis obligé de forcer ma vision pour faire apparaître le grand C). Si deux images différentes sont bien présentes dans ce logotype, la forme fictive n'arrive pas toujours à s'imposer. Comment expliquer ce ratage ?

En premier lieu, les éléments qui font surgir la forme fictive ont du mal à se constituer en entité unique. Je sais maintenant que le grand C est censé recouvrir un losange. Mais, cette connaissance tardive en arriverait presque à excuser ma cécité prolongée. En effet que penseriez-vous d'un losange qui n’afficherait que deux des quatre angles que toute forme de ce type se doit de posséder pour prétendre à ce statut particulier ? Essayez de prolonger, à la règle et au crayon, les lignes du losange au-delà du C, vous serez bien obligé d’admettre que sa forme est incomplète. Le dessin du logotype oublie l’angle supérieur et l’angle inférieur du losange ! En leur absence, je vois donc deux flèches stupides au lieu d’une forme géométrique rectiligne. L'incomplétude matérielle du losange perturbe notre travail de complétion visuelle de la lettre. Oubli essentiel, puisqu'une forme entière permettrait à tout un chacun de voir sans difficulté le grand C, comme le montre le croquis ci-dessous (Fig. 1).

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D’autres détails gênent encore la perception du losange. Sa surface est tout d’abord bicolore : sa partie gauche est rouge, tandis que la droite est colorée de bleu. Mais, au-delà du fait que cette combinaison contrastée de couleurs n’aide pas à la reconnaissance d’une unité formelle, il se trouve que la partition de la surface est indéfinissable. Un découpage suivant l’axe vertical n’aurait sans doute pas été la solution la plus esthétique, mais aurait eu le mérite d’être à la fois plus simple et plus lisible (Fig. 2). Pour associer ces deux couleurs, nous devons donc émettre une nouvelle hypothèse et supposer que la ligne de séparation des surfaces colorées suit la courbure du grand C.

CarRedBlue1vide2

Le losange n’est cependant pas seul à poser problème. Les deux flèches ne répondent pas non plus aux règles du beau et bon logotype. Leur présence ajoute au déséquilibre des lectures que les manques du losange se contentent d’initier. Pour certaines personnes dont je fais malheureusement partie, la prégnance des flèches est en effet plus importante que celle du losange. La forme immobile, car parfaitement symétrique, du losange, ne peut lutter avec la prégnance des directions esquissées par les flèches : pour le système perceptif, le mouvement l’emporte sur l’immobilité.
À délaisser maintenant le losange pour ne considérer que les flèches, des incohérences apparaîtraient encore. Non pas tant en raison d’une différence de taille ou de couleur, mais parce que leurs pointes se dirigent dans deux directions diamétralement opposées, qui nous invitent à adopter un strabisme divergent afin de mieux apprécier les parcours auxquels elles nous convient. Enfin, comme il l’a déjà été dit, ces deux directions graphiques renvoient elles-mêmes à un symbolisme contradictoire.

Abordons maintenant ce logotype sous l’angle du surgissement fictif. Je veux bien admettre qu’une fictive ne s’impose pas à vous en vous sautant à la figure tel un tigre affamé, et que nous pouvons voir, de temps à autre, la platitude de l’image grâce à la matérialité de son tracé. Le problème est que le grand C s’est abstenu, non pas de temps à autre, mais pendant des années entières de me sauter à la figure. Ce défaut de surgissement aurait dû entraîner le rappel de tous les logotypes à l’atelier (même Peugeot en arrive parfois à reconnaître et à nous offrir le luxe de bien vouloir corriger ses erreurs). Car erreur il y a. Sachant qu’il manque les angles supérieurs et inférieurs de ce soi-disant losange comment voulez-vous que le sommet et la base du C puissent surgir du fond auquel ils sont mêlés. Faute de rouge et de bleu pour les en séparer, les extrémités de la lettre ne peuvent que s’unir à l’arrière-plan qui possède une couleur identique. Ainsi, à bien observer le logotype, le C semble bombé : sa surface est torse qui oppose le centre recouvrant le losange bicolore aux extrémités qui se confondent avec le fond.
Tous les néons de tous les hypermarchés
Carrefour de France de Chine et de Navarre prouvent qu’une figure fictive est constructible. Mais il est encore plus difficile de faire surgir le grand C du ciel que d’un sac plastique blanc ou d’un panneau publicitaire. La lecture du néon est plus complexe, qui nous oblige à faire surgir le C non seulement d’un losange rouge et bleu inabouti, mais encore d’un monde tridimensionnel aux formes connues (les nuages, les murs,...). L’inscription du logotype dans le monde réel nous oblige ainsi à surmonter deux écueils supplémentaires : distinguer la forme plane d’un C dans l’espace en trois dimensions et faire surgir la surface d’une lettre habituellement uniforme d’un fond qui l’est rarement (le ciel, les bâtiments,...). Pire encore, notre système perceptif devrait faire surgir une forme d’un fond dont l’éloignement par rapport au spectateur mais surtout par rapport à la lettre n’est pas mesurable. En dépit de son surgissement, nous savions que le grand C était plaqué à la surface du papier de l’affiche ou du plastique du sac. Mais comment savoir d’où surgit une lettre qui flotte dans le vide de l’atmosphère terrestre ? Avec le néon, nous sommes au plus prés d’une situation réelle de camouflage. En se perdant dans le bleu du ciel éthéré, le grand C alphabétique fond sa forme dans un contexte qui lui est totalement étranger. En cela, nous n’avons plus affaire à une marque commerciale conquérante, fière de son logotype, mais à un prédateur qui cherche à dissimuler sa présence aux yeux de ses proies.

POST-SCRIPTUM
Depuis quelque temps, vous n’avez pas été sans remarquer un changement dans la présentation du logotype
Carrefour. Les affiches et encarts publicitaires en arrivent à oublier la partition bicolore du losange. Personnellement, le C m’apparaît ainsi plus facilement. Il n’est donc, comme chacun le sait, jamais trop tard pour bien faire.

ADDENDUM
Le logotype
Carrefour n'est pas seul à écorner les règles pour lors connues des illusions d'optique. Ainsi, les américains ont produit un Batman qui, en dépit de ses imperfections, n'a guère fait parler de lui. Comme ce dernier utilise la problématique de la double-image, à son propre insu, vous en trouverez l'analyse à l'adresse suivante :
http://figuresambigues.free.fr/ArticlesImage/batman1.html
Enfin, si vous désirez voir des logotypes qui utlisent et assument pleinement les contours fictifs, vous pouvez, toujours sur ce site, découvrir une suite d'images et leurs analyses :
Logotypes fictifs

 

WEBOGRAPHIE

http://wapedia.mobi/fr/Carrefour_(soci%C3%A9t%C3%A9)
Historique et analyse du logotype et du nom dont voici un extrait :
"Le
logotype de cette chaîne a été construit sur l’initiale du mot Carrefour, la lettre C traitée en blanc, mise au milieu d’un losange, rouge à gauche, bleu à droite et filets noirs en haut et en bas. Ce logo figurait peint, le losange nettement visible sur les portes du premier supermarché Carrefour (550 m2), à Annecy. Pour l’anecdote ce supermarché, revendu depuis à Casino, se situait justement à un carrefour, l’origine de l’enseigne venant de là, selon toute vraisemblance. Rapidement, les filets noirs ont disparu laissant le « C » moins visible, quasiment subliminal."
http://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Carrefour
Article Wikipedia.
http://www.carrefour.com/cdc/groupe/historique/
La version du groupe de distribution français.

 

 

 

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