ARTICLE n°3

"Une figure semi-fictive dans le réel"

Avec les figures fictives se pose le même problème qu'avec les figures impossibles et ambiguës ou même l'ensemble des illusions d'optique : ces images, qui se jouent de notre perception, existent-elles dans le réel ? La réponse sera simple puisque vous pouvez admirer une véritable figure fictive en forme de croix dans l'escalier du Centre culturel suédois ( voir références en bas de page), Il est vrai que cette oeuvre réclame pour être perçue comme telle certaines conditions de luminosité et de point de vue. Il est ainsi logiquement déconseillé de placer la surface de la croix à cheval sur l'arête d'un mur ou l'encoignure du plafond. Mais en va-t-il de même pour d'autres catégories de figures fictives. Là encore la réponse sera oui, en raison d'une photo réalisée au mois de décembre 2008 sur la côte sauvage de Quiberon, où j'ai découvert en ces terres déshéritées une figure semi-fictive à l'état naturel.

CageFictive


Nous retrouvons tout d'abord en cette image les caractéristiques des figures fictives. Un alignement plastique est bien présent, puisqu'il suffit de placer une règle à la surface de la photographie pour mettre en évidence la rectilignité qui semble réunir, en un même ensemble, les poutres verticales à leur reflet. Nous savons pourtant bien que ce rectangle ne peut exister puisque les deux poutres latérales se dressent à la verticale vers le ciel, tandis que leur reflet est projeté sur le plan horizontal du sol. Avec l'alignement plastique, notre système visuel est déjà mis à mal.
Mais, un autre mécanisme doit encore venir compléter la forme incomplète du pseudo rectangle vertical : les parties du sol qui interrompent la continuité illusoire de ce polygone. Ce mécanisme mis en évidence par la
Gestalt pourrait bien être le principe de colinéarité (ou de clôture, ou de fermeture, ou de bonne continuation, tant il existe de termes proches pour évoquer cette même idée). Ce principe suppose que le système perceptif ne peut s'empêcher de relier des éléments qui, en dépit de leur éloignement ou de leur orientation, semblent situés le long d'une même direction.
Ce principe visuel est peut-être à l'origine des hallucinations visuelles que sont les figures fictives. Ainsi, bien que beaucoup moins célèbre que le
Triangle de Kanizsa, le Carré de Schumann utilise la colinéarité. Un carré fictif s'impose à nous car certains mécanismes visuels nous demandent de relier la verticale de chaque demi-disque avec les verticales supérieure et inférieure du demi-anneau qui l'encadre.

Carré de Schuman

Il n'en reste pas moins qu'une bonne partie des poutres de la photographie sont bien réelles et que leur reflet dans l'eau reste une image dans l'image, qui, bien que mouvante, n'en est pas moins tout aussi réelle. Ainsi, pourquoi parler de formes fictives à propos de cette photographie ?
C'est que fasciné par les figures de
Gaetano Kanizsa, j'ai été amené à dessiner plusieurs séries de variations. Parmi ces suites, une série entretient un rapport particulier avec la photographie qui nous intéresse, série que j'ai nommée : figures semi-fictives. Car, en ces dessins (voir exemple ci-dessous) nous retrouvons tout autant la présence d'éléments "réels" que leur illusoire continuité. À la manière des poutres et des reflets de la photographie que notre système perceptif ne peut s'empêcher de relier en dépit des interruptions répétées du sol, nous imaginons ici un cadre de poutres malgré les blancs du papier. Ainsi, en ce dessin comme en cette photographie, ce ne sont pas tant des contours qui sont fictifs que des "morceaux" composés de surfaces aux couleurs ou aux valeurs diverses.

Cadre fictif 5

C'est en cela que nous avons là une photographie du réel qui relève des figures semi-fictives de la psychologie de la perception. C'est ainsi qu'une image plane, quasi abstraite et en partie hallucinée, peut être perçue dans le réel, comme si notre vision du monde était tout aussi hallucinatoire que celle des images. Ce qu'il en est !

ADDENDUM

Avec cette photographie, nous pouvons encore dire qu'un élément du réel est illusoirement allongé en ce que le portique redoublé par son reflet dans l'eau, remplace le rectangle horizontal naturel par un rectangle vertical irréel.
Mais, un autre phénomène travaille encore cette représentation photographique. Car à accepter ce reflet comme un élément vertical, je ne peux alors m'empêcher de voir le sol se redresser à la verticale. Nous avons donc, en cette perception, un aplatissement de l'espace : sa mise à plat verticale. D'autres pourront voir en ces flaques une trouée, qui, semblant rejoindre la mer ou le ciel en raison de leur ton clair, s'en vient percer le sol pour unir en un plan vertical continu le bleu des flaques aux bleus de la mer et du ciel. Pourtant, dans un cas comme dans l'autre, nous en arrivons toujours à l'aplatissement déjà évoqué.
Enfin, bien que cet aplatissement là relève du mécanisme plastique évoqué en début de page, à savoir l'alignement équivoque, ici quelque chose diffère. Car si un changement de point de vue, un pas à gauche ou à droite, suffit habituellement à détruire l'équivoque d'un alignement, les reflets dans l'eau échappent à la règle, qui reproduisent toujours fidèlement en une parfaite symétrie la direction des éléments qu'ils réfléchissent.

 

RÉFÉRENCES

ASKER Curt
Dernier palier de la cage d'escalier du Centre culturel suédois, rue Payenne, 75004 Paris.
À voir aussi sur :
http://www.binge.se/gallery_about_curt.html

 



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