INTRODUCTION

"Kanizsa spécial"

Deux croquis de Gaetano Kanizsa ont particulièrement attiré mon attention en ce qu'ils semblaient posséder pour moi une force particulière. Ce qui, comme nous allons le comprendre dans le texte qui suit, n'est plus le cas actuellement. Mais peu importe, puisque leur impact a donné lieu à des croquis personnels (carnet), qui, sont à l'origine des dessins sur ordinateur présentés en cette rubrique (dessins). Pour lors commençons par voir ce qui a pu m'intéresser en ces deux images.

À la page 224 de La grammaire du voir, (Diderot Éditeur, Paris, 1997) se trouve la figure 9.13 qui a servi de modèle au dessin présenté ci-dessous. Je me suis contenté de remplacer les disques noirs utilisés par Gaetano Kanizsa. Ceux de la bordure extérieure ont laissé la place à des décagones tandis que des ovales remplacent ceux du centre. La technique employée par le psychologue triestin ayant été respectée, le résultat final est identique : un plan rectangulaire parsemé d'ovales semble flotter au-dessus d'une surface constituée de décagones (fig. 1). Pour ce faire, certaines formes noires du "fond" ont été découpées et placées de telle manière qu'elles semblent recouvertes par un rectangle blanc et illusoire constellé d'ovales noirs. Puis, à la page 226, avec la figure 9.15, Gaetano Kanizsa renverse les rôles. Ainsi, le découpage des formes noires de la bordure de la figure 2 donne le sentiment que nous sommes en train d'observer un espace central et lointain à travers une ouverture située au premier plan. Voilà pour la technique.

Surface fictive au premier planNoirAr2a

Avec ces figures, Gaetano Kanizsa cherchait à démontrer que la théorie des contrastes phénoménaux ne pouvait expliquer à elle seule la luminosité illusoire des formes fictives : le plus blanc que blanc du Triangle. Le contraste marqué entre le noir des disques et les angles blancs de son Triangle ne peut plus être invoqué en ces images, où il a pris soin de répartir les mêmes formes (des disques), de la même taille (gros, moyens et petits), dans les deux champs (la figure et le fond).
Mais, peu au fait de ces théories, j'avais surtout été frappé par la présence illusoire de plans. En lieu et place des formes fictives et géométriques habituelles, je voyais un échelonnement d'espaces distincts et distants. L'effet de profondeur m'y semblait accentué au point de me faire penser aux paysages vus à travers un stéréoscope. Ainsi, j'en étais arrivé à penser que nous pourrions, en multipliant les inclusions et en combinant les deux technique de Kanizsa, obtenir plus que le surgissement de formes géométriques simples : la mise en place illusoire de petits mondes tridimensionnels.

Le temps passant, je fus pourtant obligé de constater que la quasi totalité de l'impact visuel que je conférais à ces images n'avait pas lieu d'être, qui sont des fictives comme les autres. Passons en revue les différences que j'avais cru voir entre les figures 9.13 et 9.15 d'une part et le
Triangle d'autre part, afin de les renier les unes après les autres. Là ou je vois des plans échelonnés, d'autres ne verront à bon droit que des formes géométriques. Pour s'en convaincre, il suffit de gommer le décor des surfaces fictives de ces images pour revenir à un banal rectangle surgissant d'un fond parsemé de décagones noirs (fig. 3) ou à un cadre blanc situé en avant d'un centre décoré de triangles noirs (fig. 4).

fig1bisfig2bis

Deuxième écart, je pensais qu'il était possible avec cette nouvelle technique de créer des successions de plans, des imbrications d'espaces, que les figures fictives traditionnelles ne pouvaient assumer. Malheureusement, certains croquis de mes carnets en étaient déjà arrivés au même résultat, sans qu'il soit besoin d'utliser la technique des surfaces décorées. Ainsi, le croquis 14b, intitulé
La vache qui rit, laisse apercevoir un petit carré fictif, inclus dans un autre carré fictif et semblant situé en son arrière. Nous avons bien là une imbrication de plans se succédant dans la profondeur illusoire suggérée par les formes fictives. De même, le croquis 11b présente une bande fictive horizontale qui vient s'intercaler entre deux plans successifs de blocs verticaux. Là encore, la forme fictive, en jouant le rôle d'une bande réelle, participe à la construction de l'espace.
Croquis14bCroquis11b

Troisième écart : puisqu'un espace était possible, il me semblait que des plans fictifs vus en perspective, orientés sous des angles divers dans la profondeur de l'espace étaient réalisables avec cette technique. Mais des croquis des carnets arrivaient à un résultat identique sans qu'il y ait besoin de remplir les surfaces fictives avec un décor. Le croquis 21a montre ainsi deux bandes fictives, qui, non contentes de suivre des directions obliques opposées dans la profondeur de l'espace, se permettent encore de croiser leur trajet. Le croquis 17c présente, quant à lui, une bande fictive dont l'orientation oblique l'oblige à transpercer la surface dessinée située sur son trajet.
Croquis21aCroquis17c

Enfin, dernier écart, la figure 9.15 montrait sans ambiguïté que la forme fictive pouvait être situé en arrière de son support, à savoir l'habituel fond de l'image. Situation qu'aucune figure fictive classique ne m'avait jusqu'alors proposé. Il est vrai que même lors d'une superposition de plans fictifs et réels, la forme fictive avait toujours les surfaces ou les volumes qui la constituaient en son arrière. Si dans le croquis 11a deux blocs se superposent à la bande fictive, nous sommes bien obligés de constater qu'elle recouvre les trois qui la fondent. Ainsi, j'ai pu croire à la singularité de ces deux figures de Kanizsa, jusqu'au jour où, devant passer à l'action, j'ai commis le dessin présenté ci-dessous à droite. Ce sont des volumes et non plus un décor répétitif qui remplissent tant le fond que la figure de cette image. Un décor régulier n'est donc pas nécessaire à la constitution d'un espace fictif situé à l'arrière-plan.
En fait, rien ne distingue véritablement les figures 9.13 et 9.15 de Gaetano Kanizsa des autres figures fictives, si ce n'est l'impression, que je reconnais comme étant toute personnelle, de voir en ces deux images une profondeur accrue. Pour essayer de vous en convaincre, passons aux deux derniers croquis de cette introduction.

Croquis11aBonus0a2

Ainsi, en dépit de tous mes reniements, je continue à penser que l'illusion de profondeur obtenue avec la technique des figures 9.13 et 9.15 est plus importante que dans une figure fictive classique. Comment expliquer, autrement que par le caractère buté de l'auteur de ces lignes, ce phénomène ? Par un détail qui semble avoir échappé jusque là à nos analyses. Si la totalité de la surface des deux figures citées est bien parsemée de disques noirs, ceux-ci se répartissent en trois catégories : gros, petits et moyens. Cet écart, qui, pour beaucoup, ne marque qu'une simple différence de taille, m'amène à imaginer une différence d'éloignement. C'est ainsi que je perçois de la profondeur tant dans la figure que dans le fond de ces images fictives. Pour vous convaincre de la justesse de cette perception, avant que les croquis et les dessins de cette rubrique ne le fassent eux-mêmes sans vous demander votre avis, je vous propose deux images.
La première ménage la chèvre et le chou, en ce qu'elle associe les formes planes aux volumes. Si le contraste qui en résulte atténue l'effet spatial de la bordure de décagones noirs, il renforce en revanche la profondeur de la partie centrale. Pour ma part, j'ai l'impression d'observer un cosmos à travers l'ouverture d'un cadre.
La seconde montre que ce n'est pas tant le contraste du plat et du volume qui crée cet espace, que les volumes eux-mêmes, qui, réclament l'espace enveloppant nécessaire pour y loger leur masse, en même temps que l'espace interstitiel nécessaire à l'échelonnement en profondeur que nous imputons à leur diminution de taille.

DiscAr4DecaAr3

Voilà c'est terminé. Vous pouvez maintenant aller regarder les croquis et les dessins où il n'est et ne sera question que de profondeur, la chose la moins superficielle du monde.

 

 

 

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