THÉORIE 4

"Non ! Le Triangle de Kanizsa est ambigu"

AVERTISSEMENT

Cette troisième analyse clora, quand bien même se révélerait-elle défaillante, litigieuse, illisible, inefficace ou arrogante, le temps et l’espace que nous consacrerons au Triangle de Kanizsa. Les deux analyses précédentes s’étaient essayées à trouver la place de cette figure essentielle à l’intérieur d’une “Classification générale des figures impossibles et ambiguës” sans vraiment convaincre. Tant le lecteur, pour cause d’abandon en cours de lecture d’un texte indigeste, que l’auteur, en raison d’une crise aiguë d’indécision (le Triangle fictif est-il une figure impossible ou une image ambiguë ?) étaient restés sur leur soif de savoir et leur faim de connaissance. Cette toute dernière analyse apporte, grâce au partenariat involontaire du logotype Carrefour, des éléments nouveaux et intéressants à une ébauche timide et bien entendu non définitive de la compréhension des figures fictives.

L’ULTIME ANALYSE DU T. DE K.

Les deux premières analyses du Triangle (Lien hors-site) s’affrontent sur plusieurs points essentiels sans que leurs arguments, apparemment convaincants, n’arrivent à faire pencher la balance d’un coté ou de l’autre. La première question à résoudre est celle du statut de cette figure : le Triangle de K. est-il une figure impossible ou une image ambiguë ? La seconde question est de savoir si ce même Triangle est bien une ambiguïté ou une impossibilité du fond, puisque de nombreux détails le distinguent des autres figures de cette catégorie.

Ma crise d’hésitation en était arrivée à un point tel que j’avais choisi la fuite, à savoir une troisième voie, pour me sortir de ce dilemme : le Triangle n’était ni impossible ni ambigu, mais une simple illusion d’optique. Il est vrai que l’argumentation, que j’avais trouvée n’était pas dénuée, de fondement. En premier lieu, il est évident que ce ne sont pas tant les relations spatiales qu’une problématique formelle qui prime dans cette figure. La question posée est de savoir comment nous pouvons voir une forme dont aucun contour n’est réellement tracé (ou pour le moins dont aucun contour ne lui appartient en propre). En cela, nous sommes bien dans le champ des illusions d’optique qui font que des parallèles semblent diverger (illusion de Zöllner), que le milieu d’un segment ne paraisse pas au milieu (illusion de Judd) et que des cercles donnent le sentiment d’être de taille inégale alors qu’ils sont identiques (illusion de Titchener). Toutes illusions qui s’attaquent à une caractéristique formelle des éléments de l’image que ce soit la direction, la taille, les proportions ou la forme elle-même. Pourtant, cet argument là ne suffit pas puisque la plupart des figures ambiguës nous demandent, elles aussi, de choisir entre deux formes (une coupe ou deux visages pour le Vase de Rubin) et pour cela de choisir une orientation des lignes ou des plans, une taille réciproque pour les différents éléments de l’image et ainsi de suite.

En second lieu, le Triangle de K. nous fait subir le même sort qu’une illusion d’optique classique. En dépit de l’évidence de l’inexistence de cette forme triangulaire, et malgré notre connaissance de la situation réelle, nous continuons à la voir. De la même manière, je persiste à voir une ligne de la figure de Muller-Lyer plus grande que l’autre, alors même que je viens de reposer la règle qui m’a permis de vérifier leur égalité. Cet argument là est plus redoutable en ce que j’avais parlé dans une analyse précédente de l’opposition qui existait entre l’image sue qui n’était pas perçue (les deux lignes de Muller-Lyer qui sont égales) et l’image perçue qui pourtant ne pouvait pas être sue, ni connue, ni même reconnue puisqu’inexacte (les deux lignes de Muller-Lyer sont inégales). Cet argument me permettait d’inventer la deuxième image que toute ambiguïté réclame (et même, mais d’une autre manière, l’impossible), invention qui m’était nécessaire car il me semblait que j’avais toujours perçu le triangle illusoire sans jamais réussir à lui substituer le fond blanc informe de la réalité. C’est arrivé à ce stade critique d’indécision triangulée (qui pouvait, je le savais, compromettre ma santé mentale), que la révélation du caractère ambigu du Triangle de K. me fût enfin donnée de manière sûre et définitive.

 

Longtemps, je me suis usé les yeux et la cervelle à essayer de comprendre la rationalité du logotype des magasins Carrefour. Bien qu’étant un adepte indéfectible de leur pochon en plastique pour garnir ma poubelle de cuisine ou éplucher les patates, j’évitais autant que faire se peut de contempler le logo qui y était imprimé. Bien que poussé par un instinct atavique de survie à pousser un caddie dans les allées de ces vastes centres commerciaux, je ne pouvais m’empêcher de détourner la tête chaque fois, qu’humble consommateur à roulettes, je devais passer sous l’immense néon logotypé de l’enseigne. Maintenant, j’ai compris qu’il y avait quelque chose qui dénotait une certaine forme d’intelligence, là où je ne voyais qu’un logo raté, composé de deux flèches incohérentes. Ces deux flèches reniaient en effet toutes les lois du bon logotype en allant dans deux directions contraires. La rouge, tournée vers la gauche, regardait vers le passé, tandis que la bleue se dirigeait vers la droite et un avenir, qui me semblait, en raison de sa forme incongrue de hallebarde moyen-âgeuse, dangereux et incertain.

Un jour, un jour qui pour moi équivaut en intensité à ce que le stade du miroir peut représenter pour un bébé de dix-huit mois, la vérité m’apparût, tous les morceaux épars furent rassemblés : je vis l’unité de l’image en lieu et place du morcellement de ce petit monde graphique. Il y avait là, coincé entre ces deux flèches, dans le blanc du plastique ou le vide des néons, un immense C à la gloire de la chaîne conquérante, commerciale et internationale. À cette époque, ne maîtrisant pas encore les figures fictives, j’en conclus que ce croquis était une double-image, qui, à la manière du Vase de Rubin, montrait alternativement les deux flèches et un grand C. Je sais maintenant que nous avons là une figure fictive, qui, en manquant à sa fonction d’hallucination commerciale collective, permet de mieux comprendre cette catégorie d’images ambiguës.

Faîtes l’expérience, demandez aux personnes que vous connaissez ce qu’ils voient de ce logotype pour comprendre que beaucoup n’ont jamais vu le grand C. Ainsi, contrairement à ce que je croyais, une forme fictive ne surgit pas du néant pour vous sauter à la figure et s’imposer inéluctablement à votre vision. Habitué depuis trop longtemps au Triangle de K. et ayant oublié la première rencontre où il avait bien fallu que je sois prévenu contre cette figure, je le voyais aussitôt et pensais que le monde entier faisait de même. Le logotype de Carrefour a été bon pour moi, qui m’a ramené dans le droit chemin et m’y ramène encore à chaque rencontre publicitaire fortuite, qui m’oblige à forcer ma vision pour faire apparaître le grand C. En revanche, d’autres, ceux-là même qui ont toujours vu le grand C, ne savent peut-être pas qu’un triangle blanc se cache entre des disques noirs et des angles aigus. Peu importe, puisqu’en associant nos infirmités visuelles, nous avons maintenant la preuve que deux images successives et différentes sont présentes dans le Triangle de K. et le logotype de C. En cela, les figures fictives font bien partie des figures ambiguës.

Les mérites de ce logotype raté ne s’arrêtent cependant pas là. Il peut encore nous être utile afin de corriger une affirmation hâtive de la deuxième analyse. Assertion sans preuve qui voulait que le Triangle de K. soit une figure impossible du fait de son inconstructibilité dans le réel. À entendre cela, tous les néons de tous les hypermarchés Carrefour de France, de Chine et de Navarre se sont tournés vers moi pour crier : “Menteur !”. S’il est vrai qu’il est sans doute encore plus difficile de faire surgir le grand C du ciel que d’un sac plastique blanc (n’importe quel prestidigitateur ou catholique pratiquant en conviendra), il n’en reste pas moins que certains y arrivent. Il faudrait donc tenter l’expérience et placer trois disques entamés et trois angles aigus en avant d’un fond parfaitement blanc, puis se placer à l’endroit unique et précis d’où ces six formes seraient alignées le long d’un triangle imaginaire pour que le linceul d’un fantôme triangulaire surgisse enfin dans le monde réel. La fiction serait peut être moins concluante que sur le papier, les réglages de lumière seraient certainement déterminants pour la réussite de l’expérience, mais le fantôme devrait être là, présent au rendez-vous.

 

Voyons maintenant si le logotype Carrefour peut nous aider à résoudre la deuxième problématique : les figures fictives, comme le Triangle de K., doivent-elles être rangées avec les ambiguïtés du fond ? Nous savons déjà que le grand C n’apparaît pas à tout le monde, éliminant ainsi l’argument qui voulait qu’une figure camouflée ne puisse, par définition, s’imposer à la vue. Nous savons encore que le fameux logotype peut à tout moment surgir d’un néon, d’un sac plastique ou d’un encart publicitaire. Mais, ces trois supports, bien que proches, n’entretiennent pas le même rapport avec le fond. Ainsi, tandis que les flèches et le grand C apparaissent à une distance égale, lorsqu’ils sont imprimés sur le célèbre plastique qui permet d’alimenter une ampoule de 60 watts pendant 10 minutes, où peut donc se situer le grand C lorsqu’il s’agit de le faire surgir d’un néon qui se découpe sur le ciel ? De même, chacun conviendra qu’il est plus difficile de faire surgir le grand C d’un fond bleu ciel cerné par les néons que du blanc du plastique, qui nous rappelle la surface du papier en même temps qu’il nous fait souvenir du caractère dessiné des deux flèches. Malgré la diversité des fonds, ces différentes situations nous demandent cependant d’accomplir un même travail : faire surgir la forme d’une lettre d’un arrière-plan. Car, qu’il soit perçu à la surface du plastique ou du papier ou encore sur le bleu du ciel, le grand C est en arrière des flèches, tout contre ou très loin.

La lecture du logotype d’un encart publicitaire va nous aider dans notre manie classificatrice. Ainsi, une affiche en couleurs réclame, en ce qui me concerne, plus de temps pour faire surgir le C que le traditionnel logotype sur fond blanc du pochon en plastique. En quoi le passage du blanc à la couleur peut-il donc contrarier notre perception ? Une première réflexion nous amène à penser que le support blanc, qui, depuis toujours, est associé à l’écriture et au dessin, facilite le surgissement en avant du grand C. N’importe quel tracé se détache, d’une manière (spatialement pour l’image) ou d’une autre (conceptuellement pour le texte), de la feuille de papier. A contrario, nous pourrions tout aussi bien affirmer que la couleur renvoie le grand C vers le fond. Si vous observez une publicité Carrefour en couleurs, vous aurez peut-être la surprise d’y voir un C bombant le torse. Si le choix d’une couleur tranchée permet toujours le surgissement du corps du C sur le rouge et le bleu des flèches, il va en revanche contrarier la séparation du sommet et de la base de la lettre avec le fond. Afin de résoudre ce conflit d’échelonnement, votre système perceptif peut en arriver à courber la surface de la forme en question. Cette courbure, si vous la voyez, montre mieux que n’importe quel discours l’importance du fond : la lettre s’y attache en même temps qu’elle s’en détache.

La lecture du néon est plus complexe encore, qui nous oblige à faire surgir le C d’un monde tridimensionnel aux formes connues (le ciel, les nuages, le bâtiment...). Tant la reconnaissance du fond comme ciel que son éloignement non mesurable par rapport au spectateur sont des écueils supplémentaires pour notre système perceptif. C’est pourtant là que nous sommes au plus prés d’une situation réelle de camouflage. Le camouflage cherche en effet à fondre une forme dans un contexte qui lui est totalement étranger, de même que le grand C orthographique se perd dans le bleu du ciel éthéré. En cela et au même titre que les figures par camouflage, le logotype des magasins Carrefour fait donc bien partie des ambiguïtés du fond. Mais à poursuivre la métaphore du camouflage, nous aurions là un grand Caméléon perché sur les branches de néon de la jungle d’un centre commercial. Cette situation, n’est pas aussi stupide qu’il y paraît car cet animal ne cherche pas tant à fuir ses prédateurs, qu’à se dissimuler aux yeux de ses proies. Il ne vous reste plus qu’à deviner la nature de ses proies. Oui, je sais. Vous l’avez sur le bout de la langue !

Voilà, nous en avons terminé avec la classification des figures fictives. Pour lors et nous n’en démordrons plus, ces images sont des figures ambiguës qui utilisent le fond pour mettre en place l’incertitude spatiale de leur tracé halluciné.

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